Cet article est republié à partir de The Conversation France

Le lundi 24 mai, Bernard Arnault a été, pendant quelques heures, l’homme le plus riche du monde. Avec près de 187 milliards de dollars (152 milliards d’euros), le PDG du groupe de luxe LVMH a en effet détrôné le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos, à la faveur de mouvements boursiers impactant le classement Forbes en temps réel des plus grandes fortunes. Un peu plus bas dans ce même classement, à la 23e place, on trouve François Pinault, PDG du groupe Kering, (environ 55 milliards de dollars, soit 45 milliards d’euros), dont le parcours est étroitement lié à celui de Bernard Arnault depuis trois décennies.

Actuellement, les groupes LVMH et Kering occupent les deux premières places mondiales des plus grandes entreprises du secteur du luxe. Les deux leaders, qui possèdent chacun un portefeuille de dizaines de marques prestigieuses dans la mode, la maroquinerie, ou encore la bijouterie, ont pourtant bâti leurs positions actuelles sur des bases bien différentes. LVMH (Vuitton, Dior, Chaumet, etc.) et Kering (Gucci, Yves Saint-Laurent, etc.) ont toutefois en commun d’avoir suivi un parcours stratégique émaillé d’actions parfois perçues comme irrationnelles (mais pas forcément insensées).

Bernard Arnault et François Pinault apparaissent dans le paysage économique national au début des années 1980. Le plus âgé, Pinault (né en 1936), a commencé sa carrière en tant que repreneur d’affaires et spéculateur (les profits servant aux acquisitions). Son groupe entre en bourse en 1988 et devient, sous le nom de PPR (rebaptisé Kering en 2013), un acteur majeur du commerce de gros interentreprises spécialisé dans les composants industriels, les matériaux de construction et le matériel électrique.

Diplômé de Polytechnique, Arnault (né en 1949) reprend l’entreprise immobilière paternelle (Férinel) puis, après un intermède états-unien (1981-1984), acquiert le groupe textile Boussac, qu’il démantèle rapidement : les activités en déclin sont cédées tandis que Christian Dior, Conforama et Le Bon Marché sont conservés et complétés par d’autres marques. En 1988, Arnault lance une OPA sur LVMH (issu de la fusion de Louis Vuitton et Moët Hennessy).

Ces parcours parallèles se croisent en 1991 : Arnault vend l’enseigne de distribution Conforama à Pinault. La cession est rationnelle économiquement (LVMH est un groupe de luxe, secteur dont Conforama est très éloigné) et l’acquisition l’est tout autant (la distribution est au cœur du portefeuille d’activités de PPR).

Déconnexion de la rationalité économique

Par la suite, les acquisitions et les cessions vont se succéder et, en parallèle, des manœuvres d’une autre nature vont commencer à apparaître, traduisant la conscience aiguë qu’ont les deux hommes de l’existence de l’autre dans leur sphère sociale et non dans leur périmètre économique – leurs groupes n’ont a priori aucune relation et n’entretiennent pas de frictions compétitives, ni en amont (ressources), ni en aval (marché).

En 1999, en une journée, François Pinault acquiert au nez et à la barbe de Bernard Arnault 40 % de Gucci et 100 % de Sanofi Beauté, propriétaire d’Yves-Saint-Laurent : PPR se pose en rival de LVMH.
Flickr, CC BY-SA

Dès que la rivalité entre Pinault et Arnault s’est déclarée, les manœuvres analysables en termes de logique stratégique – c’est-à-dire maximisant la rentabilité, minimisant le risque et optimisant les synergies, selon les canons de l’efficacité entérinés par le contrôle de gestion et attendus par les analystes financiers de tous horizons – sont devenues plus rares, en faveur de mouvements impossibles à déchiffrer avec les outils de diagnostic traditionnels.

Ces initiatives se démarquent en effet sur quelques points :

  • l’imitation (acquisitions symétriques de maisons d’enchères, de grands magasins parisiens, de titres de la presse économique ou de vignobles, création de fondations artistiques, etc.) ;
  • l’absence de rationalité économique (décisions coûteuses, avec forte exposition au risque, menées en dépit de la cohérence des diversifications antérieures, comme, en 2002, la cession de l’organisme de crédit Finaref, dont la forte rentabilité et les synergies avec les activités de PPR en faisaient pourtant une pépite lucrative, adossée à une montagne de données commerciales, ressource majeure pour s’imposer sur le marché) ;
  • la mise en scène (le duel est incarné dans des choix d’investissement et des lieux géographiques : on achète le vignoble mitoyen, ou encore on présente ses résultats annuels dans une salle réservée pour l’occasion juste en face du siège social du rival).

Les groupes LVMH et PPR semblent ainsi entrer dans une compétition qui s’inscrit hors du champ de l’analyse économique et stratégique. Leurs actions et réactions, pour la plupart, résistent aux outils traditionnels et infirment toutes les hypothèses.

Face à une telle situation, la clé de lecture se situe sans doute à un autre niveau : il devient nécessaire de compléter la palette des modèles enseignés en MBA par des éléments sociologiques et d’intégrer aux grilles explicatives focalisées sur les relations interentreprises leurs équivalences interpersonnelles.

Des conflits individuels mis en scène

Ainsi, constitués progressivement par des hommes d’affaires faisant, à de multiples reprises, la preuve de leur sagacité et de leur aptitude à saisir les opportunités lucratives, deux groupes diversifiés français coexistent pendant de nombreuses années dans le paysage national.

François Pinault pose ici en 1998 devant sa propriété viticole de Château Latour.
Patrick Bernard/AFP

Différentes, leurs activités ne requièrent ni les mêmes moyens, ni les mêmes savoir-faire ; leurs développements se poursuivent avec dynamisme, salués identiquement par les analystes pour leur équilibre stratégique et leurs performances économiques. La probabilité que ces deux lignes parallèles se croisent était, par définition, nulle.

Pourtant, la bifurcation majeure entreprise par PPR en mars 1999 va faire mentir ce pronostic. Pinault s’empare alors de 34 % des actions de la maison italienne Gucci, alors convoitée par Arnault, prenant de court les commentateurs mais aussi ses propres équipes. La manœuvre ne souscrit en effet à aucune considération sensée avec le parcours stratégique de l’entreprise et s’inscrit en faux par rapport aux ambitions affichées peu de temps auparavant.

L’antagonisme entre Arnault et Pinault va ensuite franchir un cran se voyant explicité par les deux adversaires eux-mêmes, qui vont constamment et nommément désigner leur rival et préciser que leurs intentions sont de le provoquer ou de lui riposter.

Par exemple, dans le livre Les guerres du luxe publié en 2001 par le journaliste Stéphane Marchand, François Pinault confie :

" Franchement, cette animosité me sidère. Quand il (Bernard Arnault) a eu Sephora (que LVMH a racheté en 1997), alors que je le convoitais aussi, je n’en ai pas fait une maladie ".

Ce à quoi Arnault rétorquait :

" La différence, c’est que Sephora, je l’ai eu à la loyale ".

Improvisée ou pas, cette déclaration participe à une stratégie médiatique plus large, un domaine dans lequel les patrons du luxe sont très bien conseillés.

C’est au cours d’un déjeuner chez le milliardaire belge Albert Frère que les deux hommes d’affaires auraient entériné leur réconciliation.
Laurie Dieffembacq/AFP

En 2009, la "fuite" dans le Figaro des retrouvailles (supposées secrètes…) pour sceller la paix lors d’un déjeuner chez l’homme d’affaires milliardaire belge Albert Frère, en est un exemple symptomatique. Ce qui est dit, publiquement, à tous les acteurs économiques concernés, est clair : le conflit interpersonnel s’arrête aussi soudainement qu’il est apparu et de façon aussi déconnectée de la stratégie des deux groupes. Or, que fait-on quand on ne fait pas la guerre ? D’ennemis, Bernard Arnault et François Pinault sont devenus amis ; d’adversaires, les voilà alliés.

Variables psychologiques et sociales

La rivalité de deux des plus grands groupes français sur la période 1991-2009 montre que la considération des manœuvres stratégiques demeurera donc incomplète si la dimension psychologique et sociologique n’est pas intégrée. En effet, difficile de saisir l’opposition entre Arnault et Pinault sans la compréhension du fonctionnement du pouvoir en France, de la formation des élites, des groupes dominants, des liens entre pouvoir et industrie, des relations quasi incestueuses des médias et organisations économiques en certaines occasions, du poids dominant de grandes écoles, etc.

Le contexte culturel influe également. Il n’est en effet pas possible de comprendre la rivalité sans tenir compte des facteurs très français tels que l’amour/haine des réussites personnelles des entrepreneurs ; l’idiosyncrasie supposée du management ; la place singulière qu’occupe le luxe dans l’imaginaire national, etc.

Les stratégies des firmes peuvent donc être commandées par des logiques qui ne sont pas forcément les plus pertinentes économiquement. Cela conduit à mettre en avant l’importance des variables explicatives de nature psychologique et sociale, ainsi qu’à souligner que cette intrication de l’économique, du sociologique, voire de l’émotionnel, mène à concevoir la stratégie comme pure gestion de l’information, où s’articulent discours, signaux et construction de sens.

De quoi mieux comprendre, sans doute, l’intérêt d’Arnault pour le magazine économique Challenges dont il détient depuis quelques jours 40 % du capital, et l’inauguration par Pinault de son nouveau musée d’art contemporain

Joan Le Goff, Professeur des universités en sciences de gestion, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) et Faouzi Bensebaa, Professeur de sciences de gestion, Université Paris 8 – Vincennes Saint-DenisCette contribution est tirée du chapitre intitulé " Les fondements interpersonnels de l’interaction stratégique : la compétition PPR-LVMH comme modèle d’affrontement construit par les acteurs ", publié par les auteurs dans l’ouvrage " La dynamique concurrentielle : acteurs singuliers, stratégies plurielles " dirigé par Faouzi Bensebaa et publié aux Éditions EMS en 2021.The Conversation