8 octobre 2021
8 octobre 2021
Temps de lecture : 7 minutes
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French Tech : 1 milliard d'euros d'investissements en quelques jours... et après ?

Sorare, Mirakl, Vestiaire Collective... Les méga-tours de table se sont multipliés en septembre. Mais investisseurs et entrepreneurs s'interrogent sur le modèle que cela dessine pour la French Tech.
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Avec plus de deux milliards d'euros levés en septembre, l'écosystème a vécu une rentrée fulgurante. Des chiffres dont s'est réjoui Emmanuel Macron lors de la rentrée de la French Tech, la semaine dernière. " La France est sur le point de réussir son pivot " vers une économie de l'innovation, s'est-il félicité, reconnaissant toutefois que le pays a encore un peu de chemin à parcourir pour combler le retard sur son meilleur concurrent en la matière, le Royaume-Uni.

Mais la France progresse et les observateurs sont de plus en plus nombreux à dresser un parallèle avec l'inénarrable Silicon Valley, dont la startup nation s'est toujours inspirée. Xavier Wartelle, CEO et co-fondateur d'Avatar Medical, installé depuis 25 ans dans la Valley, voit la transformation que les investisseurs américains sont en train d'opérer, en faisant une arrivée fracassante dans le late stage tricolore. " Quelle est la philosophie des VCs américains pour minimiser leurs risques ? Repérer un créneau, choisir la meilleure équipe et investir massivement dans la startup, détaille-t-il. Cela met l'équipe dans la meilleure position pour devenir leader sur son marché et donc minimise les risques de l'investisseur. Se passe-t-il la même chose en France ? Je l'espère. "

Faire ruisseler la réussite

Car la bonne nouvelle qu'implique l'arrivée de gros bras étrangers - l’Asiatique Softbank, Silver Lake, Tiger Global, etc. —dans le paysage du capital-risque français, c'est que les entreprises tricolores vont pouvoir rivaliser avec leurs concurrentes, notamment américaines, dans des marchés qui leur étaient jusqu'ici inaccessibles financièrement. C'est ainsi que Frédéric Desdouits, CEO de TreeFrog Therapeutics souligne que " les fonds levés par Sorare correspondent aux montants levés par nos concurrents aux États-Unis ". " Dans notre industrie (les médicaments innovants, NDLR), il est critique que l’Europe soit capable d’investir aussi massivement que les États-Unis et la Chine. "

" Il faut que les entrepreneurs et les fonds se décomplexent "

Frédéric Desdouits, CEO de TreeFrog Therapeutics

Et c'est là tout l'intérêt pour l'écosystème de ces méga-tours de table dont ne bénéficient aujourd'hui que quelques happy few. " Ces levées contribuent à faire grandir tout le monde, estime ainsi Arnaud de la Taille, co-fondateur d'AssoConnect. La concentration de startups à succès crée un écosystème qui gagne. C'est ça qui suscitera des vocations, notamment dans l'impact. Des entrepreneurs qui ont réussi un premier coup et vendu leur boîte se tourneront peut-être vers l'impact pour leur prochaine aventure entrepreneuriale. "

Les entreprises à impact laissées pour compte ?

C'est d'ailleurs l'un des axes que Cédric O, secrétaire d'État au numérique, a dessiné pour la French Tech lors de son discours de rentrée, au France Digitale Day. L'impact est pour lui ce qui distinguera le modèle que la France et l'Europe sont en train de construire pour la Tech face aux Américains et aux Chinois. Mais au vu des derniers tours de table, difficile de s'en rendre compte : Sorare ou Mirakl n'ont rien d'entreprises à impact... " D'une manière générale, les fonds aiment bien l'impact mais ne le valorisent pas : c'est plus sympa que de financer de la publicité mais ils investissent là où il y a des metrics et une perspective de retour sur investissement ", sourit, réaliste, Arnaud de la Taille.

Tout n'est cependant pas perdu pour les startups à impact. Un brin cynique, Jean Moreau, co-fondateur de Phénix, remarque que " même les plus gros investisseurs sont obligés d'avoir un ou deux investissements 'vitrines' dans l'impact ". L'entrepreneur imagine ainsi que des investisseurs aujourd'hui peu versés dans l'impact devraient y parvenir, parfois contraints et forcés. " Il y a une partie de greenwashing mais tant mieux pour Vestiaire Collective ou Back Market qui arrivent à attirer les financements et à montrer que l'impact peut faire de gros tickets. C'est l'époque des role models et c'est important de voir émerger de nouvelles têtes dans l'écosystème. "

On a les licornes qu'on mérite

En matière de role models, les levées de Sorare et Mirakl n'ont pas fait plaisir à tout le monde. " Comment expliquer qu'une opération comme celle de Sorare soit signée, au regard des critères ESG auxquels sont soumis les fonds ? Tout ce que fait l'entreprise avec la blockchain, c'est créer une addiction chez les gamins, peste un investisseur qui a préféré rester anonyme. Quel apport à l'humanité ? Cette boîte ne devrait pas exister : il serait encore plus clean d'investir dans un site Seveso. "

" Ce genre d’objet numérique n’est pas un produit que je nous souhaite collectivement "

Laure Lignon, directrice générale du fonds à impact Terre & Fils Investissement

Difficile cependant de fustiger l'argent qu'a pris Sorare en estimant qu'il aurait dû être fléché vers des entreprises plus "utiles" , tant le gouffre qui sépare le capital-risque traditionnel de l'écosystème à impact est encore grand. " On ne peut pas dire que l'argent ne va pas dans l'impact, estime Arnaud de la Taille. L'argent, il y en a et partout. Mais seulement si les entreprises ont un vrai modèle économique, conçu pour le venture capital. Ce ne sont aujourd'hui pas les mêmes acteurs qui financent les Sorare ou les Mirakl et les entreprises à impact ", constate le co-fondateur d'AssoConnect. Et pour cause, " c'est inhérent au modèle ", estime l'entrepreneur. " Il faut savoir jouer en tenant compte des règles du jeu. La plupart des projets à impact ont une croissance plus lente, sont portés par des entrepreneurs moins agressifs. Ces projets ne sont pas tous calibrés pour le venture qui finance des Mirakl et des Sorare. "

À côté de cela, l'écosystème de financement dédié à l'impact " est souvent petits bras, avec de petits tickets pour de petites valorisations et des montages alambiqués ", fustige Jean Moreau. La faute aussi au peu de candidats à l'hypercroissance. " L'impact manque de bons projets avec des porteurs de qualité qui ont de grandes ambitions, nous ne sommes pas du tout au moment où une entreprise à impact peut lever 500 millions d'euros. " On a les licornes qu'on mérite...

Tout est à réinventer

C'est pourquoi certains rêvent de changer les règles du jeu. " Cette levée suit un emballement des levées de fonds constant, c’est la course à l’échalote ", observe Laure Lignon. La question à 500 millions étant : vers quel avenir cette course nous emmène-t-elle ? " Empiler les levées de fonds, aller à l’exit ou l'entrée en Bourse pour se retrouver multi-millionnaire et mettre tout cet argent dans une fondation, comme le font Mark Zuckerberg ou Bill Gates… Autant zapper l’étape intermédiaire et mettre l’impact au coeur du réacteur dès le départ ", assène Jean Moreau, qui rappelle que " notre rôle est aussi de montrer qu’il existe d’autres modèles de croissance ".

Et alors que certains se réjouissent de voir émerger des modèles radicalement différents de tout ce qu'on a connu, à l'instar de Sorare, Laure Lignon ramène plutôt l'ovni à l'ancien monde. " Ce n’est pas parce qu’on a une super nouvelle entreprise de recyclage des déchets que Total va arrêter d’exister. Sorare, c'est un peu Total, compare l'investisseuse. C’est le vieux monde de l’investissement, qui a encore de l’avenir, parce qu'il se fonde sur la rentabilité. "

" On est dans une forme de co-existence des mondes : il faut changer le système de l’intérieur ", estime l'investisseuse. Et à quoi ressemblerait ce nouveau modèle à inventer ? Jean Moreau, loin de rêver de décroissance, rêve d'une croissance " moins confiscatoire en capital, plus juste en matière de répartition des richesses entre les fondateurs, les investisseurs et les salariés ". C'est sûrement là que réside la véritable alternative aux modèles américains et chinois.