Dans un récent billet sur LinkedIn, Thierry Breton, le commissaire européen en charge du marché intérieur, affirme au sujet de la future législation européenne sur la régulation des plateformes numériques (le Digital Markets Act en anglais ou DMA) :

"Nous [la Commission Européenne] avons établi une liste de pratiques clairement nuisibles de la part des ‘Gatekeepers’. Des années d’enquêtes et de recherche nous ont enseigné que ces pratiques sont problématiques. Il n’y a plus besoin de passer des années à en analyser les effets: nous l’avons fait [avec cette régulation], une bonne fois pour toutes".

Est-ce vraiment le cas, les pratiques ciblées par le DMA sont-elles toujours "clairement nuisibles" ?

Dans une étude récente pour l’Association européenne des professionnels de l’informatique et de des télécommunications (CCIA), nous nous sommes interrogés sur la création de valeur par les plateformes numériques, et l’impact du DMA sur certaines pratiques qui, sous certaines conditions, peuvent être bénéfiques pour les utilisateurs.

Comment les plateformes créent-elles de la valeur ?

Les plateformes sont des intermédiaires qui facilitent les interactions entre différents utilisateurs. Par leur nature, celles-ci génèrent souvent ce que les économistes appellent des " effets de réseau positifs " : la valeur des services offerts par la plateforme croît avec le nombre d’utilisateurs.

D’une part, les plateformes génèrent des effets de réseau directs. Par exemple, WhatsApp n’aurait que peu d’intérêt si seulement un de vos contacts y était présent. L’intérêt de la plateforme s’accroit lorsque le nombre de contacts potentiels augmente. D’autre part, il existe des effets de réseau croisés, comme sur leboncoin.fr : pour les acheteurs, plus la plateforme réuni des revendeurs potentiels, plus les chances de trouver la bonne affaire sont grandes (et vice versa). Dans ces deux cas, la valeur créée par les effets de réseau est difficile à mesurer, mais sont l’une des sources de la croissance des industries numériques.

Par ailleurs, de nombreuses plateformes créent de la valeur de par le rôle qu’elles jouent en tant qu’agrégateurs et innovateurs.

Le rôle d’agrégateur des plateformes

Les plateformes jouent un rôle d’agrégateur de fonctionnalités et d’information, qui créent des écosystèmes, bénéficiant aux utilisateurs.

En effet, l’association de différentes fonctionnalités et services par des plateformes facilite les transactions entre utilisateurs et entreprises, ce qui permet aux entreprises de réduire leurs coûts via des économies d’échelle, que ce soit hors ligne (par exemple, dans les supermarchés) ou en ligne (par exemple dans les app stores).

De même, les plateformes aident leurs utilisateurs à découvrir le contenu et les produits les plus pertinents pour eux en agrégeant plusieurs sources d’information. Par exemple, que ce soit en ligne ou hors ligne, les entreprises accordent des traitements préférentiels à certains biens, dont les leurs dans le cas du self-preferencing. Cela permet de présenter les options les plus pertinentes aux utilisateurs et d’accentuer la concurrence entre différents produits, au bénéfice des utilisateurs. C’est le cas lorsque des marques de distributeur sont mises en avant dans la grande distribution.

Google Maps est un excellent exemple de la façon dont les pratiques prises en compte dans le DMA bénéficient aux utilisateurs. Google Maps est lié à d’autres services, comme les avis et photos des utilisateurs. Cet aspect permet à Google de s’assurer de la qualité des informations fournies par ses services, tout en facilitant la vie quotidienne des utilisateurs. Grâce à l’intégration des avis des utilisateurs dans Google Search et Google Maps, les utilisateurs peuvent, en une recherche et quelques clics, trouver les horaires d’ouverture d’un restaurant, s’assurer de la qualité de celui-ci, en obtenir le numéro de téléphone, et s’y rendre.

Le rôle d’innovateur des plateformes

Certaines des pratiques couvertes par le DMA et considérées comme nuisibles par le commissaire Breton permettent en réalité aux plateformes d’innover en permanence, comme illustré par le développement par Apple de la puce électronique Apple Silicon, qui pourrait être considérée comme une vente liée, combinant le hardware et le software.

Néanmoins, le développement par Apple de ses propres puces permet d’améliorer la performance de la gamme Mac, en offrant une meilleure intégration entre le hardware et le software. Ces puces sont nées du besoin de flexibilité d’Apple dans le développement de ses produits, ce qui permet, à terme, une plus grande concurrence entre les ordinateurs sous MacOs et Windows.

Par ailleurs, le développement des puces Apple Silicon améliore l’interopérabilité entre ses produits qui supporte l’innovation par les développeurs tiers. En effet, la puce Apple Silicon permet aux développeurs de porter plus facilement leurs applications entre les différents supports, au bénéfice des utilisateurs de Mac qui voient le nombre d’applications disponibles augmenter.

Quelles implications pour le Digital Markets Act ?

Les plateformes numériques ont un rôle actif dans la création et la gouvernance des marchés sur lesquels elles opèrent. De nombreuses pratiques visées par le DMA contribuent à ce rôle, et créent de la valeur pour leurs utilisateurs.

De fait, l’affirmation du commissaire Breton selon laquelle il n’y pas besoin d’analyser l’effet de ces pratiques semble contestable. Nous recommandons plutôt que le DMA développe une approche flexible qui laisse une plus grande place à l’évaluation des effets de la conduite des plateformes et de l’efficacité des remèdes proposés comme c’est le cas dans le cadre réglementaire européen des télécommunications ou dans les récentes propositions de la Digital Markets Taskforce du Royaume-Uni.

La rapidité d'action ne doit pas se faire au détriment d'analyses de marché rigoureuses, sous peine de compromettre les bénéfices que les marchés numériques ont à offrir.

Felipe Flórez Duncan est associé chez Oxera, Gareth Shier est Principal chez Oxera, Ambroise Descamps est consultant sénior chez Oxera et docteur en économie.