Que devient-on après sa première aventure ou sa "grande" aventure ? Que ressent-on ? Maddyness a profité d'un moment de répit dans l'emploi du temps bien rempli de Sébastien Forest, l'entrepreneur derrière Alloresto, pour prendre le temps de revenir sur la fin de son aventure... et le début de sa nouvelle. Grand entretien avec une des figures de la French Tech et plongée dans ce qui fait vibrer toutes et tous les entrepreneurs.

On parle beaucoup de la vie de l'entrepreneur au cours de son entreprise, moins de l'après. Comment tu as eu le déclic de la fin, l'envie de passer à autre chose ?

Tout est une histoire de contexte. En fait, en juillet 2015, je quitte effectivement mon poste de CEO d'Alloresto. A cette époque, la croissance est belle. Très soutenue même. Près de 50% par an malgré nos 17 ans d'existence. On est sur le point de dépasser les 100 millions d'euros de volume d'affaires avec une très belle rentabilité (et tout cela avec seulement 3 millions d'euros de levées en tout et pour tout !)

Après un passage très difficile entre 2001 et 2003, où suite à l'explosion de la bulle internet, nos investisseurs ont fini par nous lâcher, nous sommes passés très très près du dépôt de bilan et j'ai dû licencier 27 de mes 30 collaborateurs. Cette période a été très difficile pour moi. Mais il n'était pas temps de s'appesantir. Il y avait un impératif : remonter la pente car nous perdions toujours de l'argent. Ce chemin a été long et fastidieux. Il m'a fallu laisser de côté la seule façon que je connaissais de diriger une boite (j'étais étudiant quand j'ai créé Alloresto en 1998) : tu lèves des fonds, tu investis pour prendre des parts de marchés, tu relèves des fonds, tu ré-investis puis après tu t'introduis en bourse. C'était le schéma au début des années 2000. Il a fallu que j'en apprenne un autre... moins glamour... plus basique mais plus pérenne qui tient en deux points :

"Tu investis l'euro que tu as gagné et tu fais en sorte que cet euro investi t'en rapporte deux !"

Très terre à terre, on est d'accord mais je n'avais pas le choix. Dans le même temps, nous nous sommes évertués à écouter nos clients et apporter les innovations qu'ils attendaient... peu de gens le savent mais nous avons inventé durant cette période bon nombre de techniques qui sont devenues des standards du e-commerce et du e-marketing actuels. Puis 2003, c'est aussi l'arrivée de l'ADSL... Ce cocktail nous amène au breakeven dès 2004 ! 1 an et demi après être passé si près du précipice...

Les années vont ensuite s'enchainer avec une belle croissance au cours de laquelle je continue d'appliquer l'adage de "l'euro investi". Petit à petit nous reconstituons l'équipe mais c'est très lent. C'est d'abord un mi-temps qui nous rejoint pour le service client. Puis l'année d'après un commercial... et ainsi de suite.

À la fin des années 2000, nous sommes revenus à une situation totalement apaisée, une boite structurée d'une quinzaine de collaborateurs, en croissance avec des débuts de process. Il est l'heure de regarder ce qu'il se passe à l'international.

C'est à ce moment que je réalise que bon nombre de services similaires ont émergé un peu partout en Europe et que le plus important est Just-Eat (avec près de 10 pays). Or je sais aussi que ce métier ne laisse pas la place à beaucoup d'acteurs. A l'époque, il n'y a guère assez de places pour deux acteurs par pays. Ce sera donc très compliqué... d'autant que nous n'avons aucune expérience de l'international et que Just-Eat a de toute évidence cette connaissance là.

"Je sais aussi que ce métier ne laisse pas la place à beaucoup d'acteurs"

C'est pourquoi lorsque Just-Eat nous approche quelques temps plus tard, tout cela rentre en compte : Alloresto, c'est 18 ans de travail quotidien en mode startup avec tout ce que cela implique en termes d'intensité, j'ai donc probablement envie de souffler et de profiter de la vie. C'est une aventure qui m'a montré que tout n'est pas un long fleuve tranquille et qu'à des périodes fastes peuvent succéder d'autres plus difficiles. Après 18 ans de travail parfois tumultueux, c'est une belle opportunité de transformer du capital professionnel en capital personnel. C'est aussi en tant qu'entrepreneur une ambition internationale que je ne pourrais pas assouvir. C'est aussi rejoindre un groupe international dans lequel mon rôle deviendra plus celui d'un “exécutant de luxe” que d'un véritable stratège et décideur...

Mais il reste un point. En juillet 2015, au moment de mon départ, Alloresto c'est une équipe en France d'un peu moins de 90 personnes. Une équipe que j'ai pu reconstituer petit à petit en effaçant cette douloureuse période qui m'avait contraint de me séparer de 27 d'entre eux. Quelque part, au fond de moi, je me suis dit que j'avais fait le job. Je pouvais partir l'esprit léger.

Vivre la fin doit être un moment particulier, quelles sont les grandes leçons que tu en tires ? Comment mieux la vivre ?

C'était le 27 mai 2015... Il était environ 18h30... J'ai vécu ma plus belle émotion professionnelle. De celles que tu gardes au fond de toi toute ta vie et auxquelles tu repenses quand tu as un “coup de moins bien”. On m'avait demandé de passer voir quelques choses dans notre grand espace de réception. Sur le chemin, perdu dans mes pensées, je me suis quand même fait la réflexion qu'il n'y avait pas grand monde dans les bureaux...

Puis j'ai poussé la grande porte de la salle. Ils étaient là. Tous. Tous mes collaborateurs. Ils portaient même tous des masques à mon effigie (rires)... les garçons s'étaient même laissé pousser la barbe et un chech (j'en portais tout le temps à l'époque) entourait leur cou. Il y avait des ballons, des banderoles, un groupe, un DJ... Une soirée pour se dire “merci”. Une soirée pour se dire “au revoir”. La soirée a été douce et belle. Une magnifique surprise. Spontanée. Donc forcément quand tu quittes la boite que tu as créée dans ces conditions, avec autant de chaleur humaine, c'est un moment difficile. Il y a de l'émotion. Il y a des larmes.

"En termes de sensation, c'est une séparation. Presque une forme de deuil."

Aussi le 30 juin au soir, le jour officiel de mon départ, sur le chemin du retour, j'ai pris conscience que ce n'était pas un jour comme un autre. J'ai appelé mes copains en catastrophe. Il fallait que je les vois, qu'ils m'aident à passer ce moment. Je ne pouvais pas passer cette soirée comme si de rien n'était. J'ai eu besoin de communier avec eux sans attendre pour tourner la page.

La suite immédiate, elle était prévue. Le 2 juillet, nous sommes partis deux mois avec mon épouse et mes enfants pour un grand roadtrip à travers les Etats-Unis. J'ai vraiment pu m'y aérer la tête, enfin profiter et découvrir la vie sans aucune “contrainte” pro... C'est pas mal aussi...

Certaines et certains entrepreneurs ressentent parfois une sensation de manque ou de vide après la fin de leur aventure, qu'en penses-tu ? Comment le gérer et retrouver du sens ?

Très vite, je me suis dit que j'allais devenir business angel et investisseur. Ça correspondait très bien à la vie que je voulais mener. Une vie plus détachée des obligations quotidiennes qui allait me permettre de vivre plus calmement tout en restant au contact de cet environnement entrepreneurial et technologique que j'affectionne tout particulièrement et accompagnant des porteurs de projets.

J'ai adoré cela pendant deux ou trois ans. Puis j'ai senti grandir une forme de malaise. Je ne m'y retrouvais pas vraiment. Certes j'avais plus de temps pour moi, je rencontrais des gens brillants, des idées lumineuses mais au bout du compte je me sentais un peu frustré. J'ai réalisé que je m'étais probablement mépris sur mon rôle d'investisseur. Cela m'a amené à vivre des expériences désagréables.

Par exemple, il m'est arrivé de comprendre avant des dirigeants que certains aspects de leur business prenaient une mauvaise tournure mais de ne pas parvenir à les faire bouger positivement... Jean David Chamboredon m'avait expliqué un jour qu'être investisseur c'était aussi et surtout savoir poser les questions qui amènent le dirigeant sur la bonne voie... Beaucoup trop compliqué pour moi ! (rires)

"Être investisseur c'était aussi et surtout savoir poser les questions qui amènent le dirigeant sur la bonne voie"

En fait, en filigrane, ce qui se profilait c'était surtout que j'avais envie d'imaginer, de créer, d'innover, de faire. De faire. De faire de mes propres mains. A 40 et quelques années, je n'allais pas passer le restant de ma vie à vivre l'entrepreneuriat par procuration, à suivre gentiment mes participations et raconter l'histoire d'Alloresto. En fait, je réalisais que je me sentais beaucoup plus entrepreneur qu'investisseur... mais il m'a fallu du temps pour le comprendre...

Depuis, j'ai croisé la route d'une oeuvre d'art dont je suis tombé amoureux. Une oeuvre qui mêle de façon absolument poétique et magique, le partage, la convivialité, la mémoire, la transmission et l'émotion. Une oeuvre d'art pièce unique personnalisée qui évolue entre l'art et le monde du vin. Ma grande surprise a été d'apprendre que le célèbre sculpteur Michel Audiard, qui l'avait créée, était sur le point de l'abandonner car elle était trop complexe à réaliser. J'ai essayé de le convaincre de continuer. Il a mis une condition... Que nous le fassions ensemble. J'ai adoré l'idée.

Depuis, nous sommes associés dans cette nouvelle aventure qui s'appelle Empreinte par Audiard. Michel Audiard et sa fonderie réalisent les oeuvres et je m'occupe du reste. De tout le reste.

Je ne connais rien à l'art, ni au luxe... (un peu plus celui du vin...!), je n'ai pas de contact dans ces mondes. Mon nom n'y dit rien à personne. Je me prends des portes. On me “balade” au téléphone... Je dois en permanence me ré-inventer, imaginer des stratégies pour parler à untel ou présenter l'oeuvre à tel autre... C'est dur. Je ne suis plus dans ma zone de confort. Je vis de nouveaux combats... Je tente, j'essaie, je rate, j'expérimente mais parfois je retrouve le plaisir de gagner de petites batailles par moi-même... Et ce goût-là, il n'a pas de prix. Je revis !

"Je tente, j'essaie, je rate, j'expérimente mais parfois je retrouve le plaisir de gagner de petites batailles par moi-même... Et ce goût-là, il n'a pas de prix. Je revis !"

Et puis, nous nous sommes donnés comme objectif avec Michel Audiard, lui aussi Tourangeau, de faire rayonner notre Touraine de coeur ainsi que ses talents en France et à l'international. Chaque pièce y est réalisée à la fonderie d'art de Michel Audiard (labelisée Entreprise du Patrimoine Vivant depuis 2007), le logo a été conçu par les élèves de l'école Brassart de Tours dans le cadre d'un concours qui impliquait 25 binômes, les écrins inspirés des caisses de vins sont réalisés par un Esat de Montlouis, Eric Leroy (MOF gravure) se chargeant d'y appliquer les initiales des destinataires de l'oeuvre.

Après quelques jolis moments, de beaux parrains (Gérard Depardieu, Guy Savoy, Yann Queffelec...), nous avons reçu notre première reconnaissance internationale. La Peacejam Foundation (qui compte dans ses rangs 14 Prix Nobel de la Paix) a identifié l'oeuvre comme une magnifique façon de célébrer celles et ceux qui marquent le monde de leur empreinte. Ainsi, nous ont-ils demandé de venir prendre l'empreinte de la main du Prix Nobel de la Paix 2003, Shirin Ebadi, avocate des causes perdues en Iran, dans le cadre prestigieux de la Mostra de Venise, où le documentaire sur la vie et les combats de la lauréate a été projeté en Avant Première Mondiale et Hors Compétition.

"Cette sensation de vide qui peut te saisir après la vente de ton entreprise, elle existe bel et bien"

Donc pour répondre à la question initiale, cette sensation de vide qui peut te saisir après la vente de ton entreprise, elle existe bel et bien. Chacun la vivra selon sa personnalité. Mais il est évident que moi, après une période de break bien compréhensible, je me suis totalement retrouvé et épanoui en me relançant dans une aventure très éloignée de ma zone de confort et dont une composante vise à mettre en lumière les talents et les savoir-faire de toutes les générations et populations de Touraine.

Cela a-t-il modifié ta perception de l'entrepreneuriat ou des actions que tu avais pu faire par le passé en tant que jeune entrepreneur ? Quel était le sens que tu recherchais et celui que tu as pu trouver ?

Je ne suis pas certain de pouvoir dire que cela l'a modifiée. Je pense plutôt qu'à mon niveau, cela m'a confirmé que j'ai besoin de me sentir en phase avec la raison d'être de ma boite. Je voulais qu'Alloresto facilite la vie quotidienne de toujours plus de gens. Aujourd'hui avec Empreinte par Audiard, nous voulons permettre aux amoureux de vin de profiter d'une oeuvre d'art, de vie, de partage et qu'ils puissent laisser la plus forte et la plus émouvante des empreintes, la leur !

Une oeuvre d'art pièce unique fabriquée 100% en France qui ne peut exister sans vous et qui n'est donc réalisée que sur commande. Mais il est vrai que j'embarque aussi dans cette nouvelle aventure bon nombre de préceptes que j'avais mis en place au fil du temps chez Alloresto et que j'avais évoqué dans mon TEDx sur “l'Entreprise et l'amour” ! Alors, on est d'accord je n'y apparais pas comme un très brillant orateur (rires) tellement j'étais stressé (je n'avais pas bossé autant un truc depuis mon bac je crois bien...!) mais j'y évoque bon nombre de valeurs comme la bienveillance, la ténacité, l'exemplarité, la transmission du savoir, la relation avec le client qui nous collent à la peau avec Michel Audiard ".