Cet article est republié à partir de The Conversation France

Tout le monde connaît les risques du changement climatique, de la déforestation ou de la pollution, mais beaucoup moins les invasions biologiques, pourtant au moins aussi problématiques pour l’environnement. Alors pourquoi en parle-t-on si peu ? Pour les chercheurs spécialisés sur la question, comme ceux de mon équipe, une des explications réside dans le fait qu’il s’agit d’un processus plus complexe à appréhender et beaucoup moins intuitif que ceux imputables à la déforestation ou à la pollution.

Des exemples en pagaille

Les invasions biologiques désignent des introductions d’espèces, volontairement ou non, dans une autre région que celle dont elles sont natives, et dont la prolifération cause de multiples dommages à la biodiversité.

Si on cite souvent le ragondin ou à l’écrevisse de Louisiane, ces deux exemples ne représentent toutefois qu’une infime proportion des milliers d’espèces dites " envahissantes " dans le monde. Cela peut être des microbes, des champignons, des plantes ou des animaux…

Ragondin.
Wikimedia, CC BY-SA

Leurs impacts sont ainsi très variés et concernent la santé, le tourisme, l’immobilier, la foresterie, des pêcheries, etc.

Prenons l’agriculture, par exemple. D’innombrables espèces peuvent détruire les cultures, les stocks ou les infrastructures, à l’image du désormais célèbre doryphore, ce joli scarabée du Colorado arrivé en Europe au XIXe siècle ; ses ravages sur les champs de pommes de terre ont provoqué des famines mémorables.

Imaginez maintenant l’impact d’espèces exotiques envahissantes s’attaquant à des dizaines de plantes en même temps ! La punaise diabolique gâte de nombreuses cultures de fruits et de légumes, mais aussi des plantes ornementales d’arbres et d’arbustes. La mouche méditerranéenne peut quant à elle s’attaquer à plus de 300 espèces de fruits (sauvages et cultivés)…

Même des espèces aux profils inoffensifs et vulnérables peuvent devenir problématiques, comme le vison d’Amérique. Échappé de nos élevages de fourrure, il provoque aujourd’hui le déclin d’espèces européennes et peut nous transmettre certaines maladies, à l’image du coronavirus.

À l’autre bout de la planète, des troupeaux de majestueux dromadaires venus d’Asie assoiffent l’Australie, menaçant d’innombrables espèces locales.

Evaluer le coût des invasions

Devant une telle variété d’impacts, les réunir sous une unité commune (le dollar ou l’euro) – à l’image du degré Celsius pour le réchauffement climatique –, permettrait de mieux prendre conscience de tous ces dégâts.

C’est donc sur les conséquences financières des invasions biologiques que nous nous sommes penchés : évaluer en argent ce coût global parlerait davantage sans doute que la seule évocation du nombre d’espèces menacées (hélas !).

Pendant cinq ans, mes collègues et moi-même avons élaboré une base de données réunissant des milliers de coûts recueillis dans la littérature scientifique, totalisant des milliers de milliards d’euros à l’échelle du globe.

En France, des dégâts qui se chiffrent en milliards

Notre pays n’est pas épargné par les invasions biologiques ; celles-ci sont facilitées par notre position géographique centrale (avec l’Outremer notamment) et notre statut de puissance économique, impliquant des échanges de personnes et de biens parmi les plus importants au monde. Coccinelle asiatique, tortue de Floride, écureuil de Corée, tulipier du Gabon, fourmi d’Argentine, renouée du Japon… Les exemples d’espèces envahissantes ne manquent pas !

Et les coûts économiques y sont impressionnants : au total, entre 1,14 et 10,2 milliards d’euros en seulement 25 ans.

Certaines espèces se placent en championnes des pertes et dégâts, à l’image des moustiques tigres, vecteurs de nombreuses maladies (dengue, Zika, chikungunya) ; on peut aussi citer les ambroisies, provoquant de nombreuses allergies et pertes agricoles. À elles seules, ces espèces " coûtent " près de 40 millions d’euros par an.

Des espèces peu étudiées, des coûts sous-estimés

En plus d’être considérables, ces coûts possèdent trois caractéristiques qui doivent nous alerter.

Ils correspondent tout d’abord, pour au moins à 80 %, aux pertes et dégâts occasionnés ; la part allouée pour lutter contre ces invasions est elle minime. Or les scientifiques ont montré que prévenir les invasions serait bien moins coûteux que de les subir. Ceci est d’autant plus crucial que c’est la société entière qui en fait aujourd’hui les frais, alors que le principe de " pollueur-payeur " devrait s’appliquer pour responsabiliser les responsables de ces invasions.

Prenons l’exemple du frelon asiatique, une espèce dont l’invasion a été particulièrement rapide. Arrivé en 2004 dans une cargaison de poteries de Chine, il colonise déjà presque toute la France et a atteint les pays limitrophes (Espagne, Italie, Allemagne, Angleterre…) ; sa progression semble n’avoir pas de fin ! Dans le même temps, le magnifique et très venimeux poisson-lion se répand à une vitesse fulgurante dans les mers des Antilles et de Méditerranée. Originaire du Pacifique, aucun prédateur naturel ne le contrôle dans les nouvelles zones où il prospère, au point qu’au Honduras on tente de dresser des requins pour les chasser.

Second point : bien qu’importante, cette évaluation économique ne forme que la partie visible de l’iceberg, les dégâts étant très sous-estimés car très peu d’espèces ont été étudiées – moins d’une centaine à ce jour alors qu’on estime à plus de 2 750 les espèces exotiques en France.

Enfin, ces coûts sont en constante augmentation en France, comme le souligne le rapport pour décideurs que nous avons élaboré avec mes collègues, comme dans le reste du monde ; sous l’impulsion de la mondialisation – qui favorise l’introduction d’espèces exotiques – et le changement climatique – qui favorise leur établissement et leur invasion –, on sait déjà que ces coûts vont exploser dans les années à venir.

Au final, réaliser que les invasions biologiques sont un fardeau économique pourrait inciter à préserver l’environnement. Cela mettrait en lumière un autre paradoxe intéressant : pour une fois, l’intérêt pour l’argent aiderait à protéger la biodiversité.

Élena Manfrini (Université Paris-Saclay, CNRS, AgroParisTech, Écologie systématique évolution, Orsay) est co-autrice de cet article.The Conversation Franck Courchamp, Directeur de recherche CNRS, Université Paris-Saclay